La mélodie de la pierre

C’est à Berchères-sur-Vesgres, dans le canton d’Anet, que Florence Salagnac sculpte une pierre dure au mal, jusque dans ses retranchements.

Quand on voit la silhouette menue de Florence Salagnac, comment deviner que cette jolie femme sculpte la pierre et qu’elle préfère même s’attaquer à la pierre la plus dure et la plus résistante : la pierre de Bourgogne ? Ce sont ses mains qui la trahissent : longues et musclées, elles démentent la fragilité apparente de l’artiste.

Avec la pierre, elle explique qu’elle a eu un coup de foudre immédiat, après avoir suivi une préparation aux Beaux-Arts de Paris et avoir abondamment peint et dessiné. Car il a d’abord fallu se plier aux étapes obligées de l’apprenti sculpteur : modelage, dessin, modèle vivant, cire et, chaque jour, la taille directe de la pierre était reportée au lendemain.

« Un vrai parcours du combattant ! Mais un beau jour, j’ai coupé court et je m’y suis mise », dit-elle avec fermeté.

« Au début, je voulais être Michel-Ange ! Rendre au mieux les formes en cherchant la perfection du détail. Je suis très loin de cette exigence-là aujourd’hui. Le détail ne m’intéresse plus, ni les trop belles pierres, comme l’albâtre, qui ont des transparences envoûtantes qui finissent par occulter la sculpture elle-même. Après des années de pratique, je préfère les pierres neutres. Une pierre qui résiste bien à la taille comme le marbre de Bourgogne ou le granit belge est parfaite pour moi. »

Dans l’atelier de « la Forêt » où flotte une atmosphère poudrée, on ne peut se poser nulle part sans essuyer une fine pellicule de poussière. Il ne faut pas y entrer dans ses habits du dimanche ! La « tournette » et le long marteau pneumatique côtoient une boîte métallique où s’alignent ciseau et massette.

On peut voir quelques ébauches d’élèves sur des socles ça et là. Les sculptures de Florence Salagnac, qui naviguent entre diverses expositions, sont entreposées sagement dans un autre lieu, à l’étage d’un bâtiment d’usine. On y trouve les pièces récentes. Endormies sous du papier bulles ou posées sur des sellettes, des figures féminines massives attendent le prochain départ.

C’est vrai que la pierre de Bourgogne n’est pas particulièrement séduisante : de ton grège, elle est par endroits mouchetée de taches brunes comme de la rouille. Très dense, elle pèse son pesant de pierre et il suffit d’essayer de porter une statuette pour s’en rendre compte. Dans un coin de la pièce, trône une saisissante sirène vert d’eau : « Vous voyez ! L’albâtre translucide vous a tapé dans l’œil ! » CQFD. Oui et non.

Le profil aux yeux clos et le corps ébauché de cette ondine dégage une forte impression de silence. On sentirait presque le ruissellement de l’eau sur ses flancs comme sur ceux d’un dauphin. Le contraste est fort avec les oeuvres contemporaines très « plantées », même si toutes ces figures portent souvent une jupe de pierre en cloche et qu’elles ont des allures de danseuses primitives.

« Un chorégraphe m’a dit un jour qu’on pourrait danser mon travail ! C’est intéressant et cela me convient bien. » Ces dames sont souples et lourdes à la fois. Il n’est pas certain que ce soit tout un corps de ballet d’ailleurs, mais plutôt une seule « étoile » qui se dédouble. Car la sculptrice travaille sur la notion de doublement depuis qu’elle a découvert la théorie du dédoublement du temps de Jean-Pierre Garnier-Malet.

Selon cette thèse, une même personne peut « anticiper » son futur et être quasiment témoin de son passé et de son présent, en s’observant à distance En sculpture, cela donne des figures qui ne font qu’une, mais qui regardent rarement dans la même direction. Aux dos des pièces, on voit affleurer les « ondes de forme » qui sont chères à l’artiste : des spirales d’énergie positive sculptées en surface.

L’artiste est une tactile qui aime se collecter avec la matière et qui travaille autant à l’œil qu’à l’oreille : « La pierre a un son : au son, on sait si elle va résister ou casser. Parfois, « je pousse » la pierre dans ses derniers retranchements et elle me laisse aller D’autres fois, elle m’oblige à changer de cap. C’est une histoire qui se sculpte à deux. »

La force compacte de ce travail réside aussi dans une composition ramassée qui tient dans un cube ou un rectangle. Même absente, cette figure géométrique se fait sentir comme un encadrement invisible et rend tous les vides plus forts et toute attitude plus acrobatique. « Pensez aux vides, aux réserves », disent tous les bons profs

Avec un peu d’imagination, on verrait presque dans ces figures de granit la personnification de la pierre.

Anne-Lise David

Magazine Dimanche, dimanche 22 juillet 2012, p. Echo-23

Source : L’Echo Républicain